Convergence Alimentaire
Les centaines de marques
que nous retrouvons sur les tablettes des supermarchés nous donnent
l’impression que notre argent va à un nombre aussi grand de compagnies
différentes. Or, ça n’est pas le cas: une grande majorité de ces marques
appartiennent à une poignée de compagnies. Le graphique suivant donne
un aperçu d’où notre argent va réellement (cliquez ici pour une version pleine résolution):
Pourquoi cette convergence est-elle néfaste?
Cette question est légitime: en quoi le fait que ces marques soient contrôlées par si peu de compagnies est-il une mauvaise chose? N’est-ce pas simplement le résultat fonctionnel de notre système économique?En fait, nous croyons que cette convergence est néfaste pour diverses raisons, à plusieurs niveaux qui sont tous plus ou moins interreliés. En voici cinq:
1 – Ces compagnies sont si grosses qu’elles ont un pouvoir politique dangereux
Cette raison est celle qui, d’une
certaine façon, englobe toutes les autres. Les profits engendrés par
ces compagnies sont gargantuesques: à elle seule, Nestlé a engendré plus
de 37 milliards de dollars de profit en 2010. Or, cet argent se
convertit rapidement en pouvoir politique. De fait, dans notre système
politique, des groupes de pression font sans relâche des efforts afin de
faire passer ou bloquer des projets de loi. En général, plus les
groupes de pression sont bien financés et organisés, plus ils ont les
moyens d’avoir une grande influence sur les décisions prises au final.
L’industrie alimentaire mène des activités de lobbying à toutes les
échelles: internationale, nationale et locale. De plus, de grands
montants sont investis par ces compagnies dans les campagnes
référendaires de plusieurs candidats politiques, tous partis confondus.
Il serait naïf de croire que ces compagnies investissent tout cet argent
(en 2010, Kraft a dépensé un demi-million de dollars en contributions à
des candidats politiques américains; Nestlé a, à elle seule, donné près
de 300,000$ à la campagne de Schwarzenegger en Californie) sans rien
attendre en retour: elles souhaitent avoir leur mot à dire sur les lois
qui seront ou ne seront pas adoptées. Quant à savoir pour ou contre
quels projets elles feront de la pression, le seul critère qui semble
s’appliquer dans leurs choix est celui du profit. Cela est logique et
semble légitime, puisqu’il s’agit de compagnies qui, après tout, ont
pour mission de faire du profit. Cependant, la pression politique
exercée en vue du profit entre souvent en conflit avec l’intérêt de la
population, pour qui les politiciens devraient pouvoir travailler sans
pressions contraires. Il est néfaste pour tous que l’intérêt de
compagnies passe avant celui de la population, surtout lorsqu’il s’agit
de domaines aussi importants que celui de la santé publique.
Le dossier de l’étiquettage des
produits qui contiennent des organismes génétiquement modifiés (OGM) en
est un bon exemple: à ce jour, il est impossible de savoir si les OGM
ont un effet dangereux sur la santé ou non. Malgré cela, une majorité
des produits disponibles sur les tablettes des supermarchés contiennent
déjà des OGM. L’État américain de l’Oregon a tenté, en 2002,
d’introduire une loi pour obliger les compagnies à indiquer lesquels de
leurs produits contiennent des OGM. On ne parle pas ici de bannir les
OGM, ou même d’en réduire l’utilisation, mais seulement d’informer les
consommateurs sur leur présence dans les produits achetés, et de leur
laisser le choix d’en acheter ou non. Un immense lobby représentant les
géants de l’alimentation s’est alors formé, chaque compagnie y
contribuant à coups de dizaines de milliers de dollars (Pepsico y a
investi 127,000$, Procter & Gamble, 80,000$). Au final, le projet de loi n’est pas passé.
Les élus, qui devraient en
principe protéger la population, deviennent vite impuissants, surtout si
leur élection dépend de fonds avancés par ces mêmes compagnies. Cela
devient une forme détournée et légale de corruption, et il est facile de
croire que si cela était possible, ces multinationales utiliseraient
des moyens plus directs. Unilever a d’ailleurs admis au New York Times
avoir donné des pots-de-vin, ou “facilité des paiements” à l’endroit de
membres de gouvernements dans certains pays en voie de développement.
Unilever a affirmé ne pas encourager ce genre de pratique, mais la
tolérer lorsqu’elle est une « coutume locale ». Autrement dit: si les
politiciens en place sont corruptibles et reçoivent déjà des
pots-de-vin, aussi bien en profiter!
2 – Impacts sur la santé
C’est logique: notre santé passe
en très grande partie par les aliments que nous consommons, c’est d’eux
que finit par se constituer notre corps. Dans la mesure où une grande
majorité des aliments que nous achetons sont fournis par un très petit
nombre de compagnies, chacune d’elles a une immense part à jouer sur
notre santé, qui repose en partie entre leurs mains. Or, contrairement à
ce qu’elles pourront bien affirmer à travers diverses publicités, notre
santé ne fait pas partie de leurs préoccupations sincères, bien au
contraire.
En 2005, à peu près toutes les
multinationales de l’alimentation se sont réunies pour mettre de la
pression sur le gouvernement français, qui s’apprêtait à faire passer
une loi interdisant les distributrices de sodas et de collations de type
« junk food » dans les écoles, ainsi qu’à modifier le genre de
publicité entourant les aliments néfastes pour la santé. Une grande
partie du projet dût être abandonnée suite aux pressions de l’industrie alimentaire.
Pire, malgré des études de
l’Organisation Mondiale de Santé et de l’UNICEF démontrant que
l’utilisation d’un substitut au lait maternel pour nourrir les bébés
contribue à la mort de 1,5 millions d’enfants par année dans les pays
sous-développés. Nestlé, le plus grand fabriquant de substituts de lait
maternel au monde, fait ouvertement la promotion du choix d’utiliser ses
substituts même si la mère est en mesure d’allaiter. Ils vont
jusqu’à financer les cliniques médicales de pays sous-développés qui
acceptent de faire la promotion de leurs subsituts au lait maternel. Ces
pratiques sont directement responsables de la mort ou de la santé
fragile de millions d’enfants; un boycott international de Nestlé a d’ailleurs cours depuis les années 80 en raison de cette controverse.
3 – Impacts sur l’économie
Économiquement, le nombre restreint de compagnies sur le marché de l’alimentation nous place en situation d’oligopole. Deux conséquences majeures en découlent:
Premièrement, un marché contrôlé
par un petit nombre de compagnies présente des « barrières à l’entrée »,
c’est-à-dire que toute nouvelle compagnie qui tente d’entrer sur ce
marché aura la vie difficile, sinon impossible. Par exemple, si un
nouveau producteur est assez chanceux pour que son supermarché local
accepte de vendre son produit, c’est souvent sur des tablettes quasi
inaccessibles que son produit sera placé, ce qui encourage très peu les
gens à l’acheter, car de fait, les endroits bien en vue sont réservés
aux multinationales, qui payent cher pour avoir ce privilège. Un petit
producteur n’a simplement pas le budget pour rivaliser avec elles. De
plus, les gens sont habitués aux marques des grandes compagnies, et ont
d’emblée le réflexe d’acheter ces marques (qui bénéficient aussi d’appui
publicitaire massif), ce qui rend la compétition avec elles beaucoup
plus difficile. Et si finalement un producteur réussit à percer le
marché avec un produit qui intéresse les gens, il est fort probable qu’il soit vite racheté par l’une des multinationales,
et sa marque n’en deviendra qu’une autre parmi les centaines qu’elles
possèdent déjà. Tout ceci empêche la saine concurrence du marché.
Deuxièmement, un oligopole mène souvent à un cartel,
c’est à dire un petit groupe de compagnies qui fixe les prix à un
montant plus élevé que ceux du marché, afin d’augmenter leurs profits
sur le dos des consommateurs. C’est une pratique qui est généralement
illégale et relève de la collusion, mais cela n’empêche pas les
compagnies de s’y adonner. En avril 2011, Procter & Gamble a dû
payer 211 millions d’euros d’amende après avoir été reconnu coupable d’un cartel de fixation des prix en Europe
avec Unilever et Henkel. Henkel, la plus petite compagnie des trois (et
donc celle qui en profitait le moins), n’a pas été pénalisée, car c’est
elle qui a dénoncé le cartel aux autorités.4 – Impacts sur l’environnement
Les compagnies qui contrôlent
l’industrie alimentaire n’ont, en général, pas un dossier
environnemental reluisant. En 2001, Kraft a décidé d’investir
massivement dans une entreprise de lobbying auprès de l’administration
Bush afin de militer contre le protocole de Kyoto. En Chine, Pepsico et Nestlé ont été condamnés pour pollution de cours d’eau.
Unilever ont, quant à eux, illégalement déversé 7,4 tonnes de déchets
contaminés au mercure à l’entrée de la forêt Pambar Shola en Inde, juste
à côté d’une ville à forte densité de population. Unilever a été forcé
de fermer cette usine de mercure pour cette raison. C’est aussi sans
surprise que Procter & Gamble a milité afin d’affaiblir des projets
de lois environnementaux européens à l’endroit des produits chimiques.
En raison des pressions de P&G, la loi adoptée au final en 2003 par
le parlement européen ne protège que très peu les citoyens et
l’environnement de substances toxiques présentes dans les produits
ménagers. Ce “militantisme” anti-environnementaliste dont font preuve
ces compagnies n’a qu’un but: s’assurer que la production soit la moins
chère possible à court terme. Les dommages causés à plus long terme à la
population globale de notre planète, incluant celle des animaux, n’a
aucun poids, sinon celui de bien paraître.
Mais l’impact le plus considérable que ces compagnies ont sur
l’environnement est peut-être relié à l’utilisation massive d’huile de
palme dans leurs aliments. En effet, les impacts dévastateurs
(déforestation à grande échelle, délocalisation de communautés locales menant à des situations violentes, extinction d’espèces animales, émission de gaz à effet de serre) de l’industrie de l’huile de palme ont été révélés dans les dernières années,
mais l’huile de palme est toujours massivement utilisée dans un foule
de produits transformés, principalement en raison de son coût très bas
et du fait qu’elle représente un substitut (tout aussi malsain) aux gras trans.5 – Impacts humains
La réputation de plusieurs multinationales quant aux conditions de travail qu’elles imposent à l’étranger n’est plus à faire. Au fil des ans, des compagnies opérant dans de multiples domaines ont été sur la sellette, au centre de plusieurs scandales. Le fait que l’industrie alimentaire se comporte aussi de la sorte n’aura donc probablement rien de surprenant. Malgré cela, la sévérité des actions de certaines de ces compagnies risque d’en surprendre plus d’un.En 2005, Nestlé a été poursuivie par l’ILRF (International Labor Right Fund) pour trafic d’enfants. Ces enfants sont amenés en Côte d’Ivoire à partir des pays environnants pour travailler sur les plantations de cacao utilisées par la compagnie. Malgré plusieurs avertissements lancés à l’endroit de Nestlé afin de les informer de ces pratiques, Nestlé n’a jamais vraiment réagi sur la question avant la poursuite. Une autre poursuite a été lancée aux États-Unis, où Nestlé est accusé de complicité pour esclavage, enlèvement et torture d’enfants dans plusieurs pays d’Afrique de l’ouest. C’est sans parler du meurtre d’un dirigeant syndical en Colombie. Ce dernier avait publiquement dénoncé une stratégie sournoise qui permettait à Nestlé de changer l’étiquettage de poudre de lait importée pour qu’elle paraîsse être un produit local. La poudre, souvent passée date, était importée à rabais de pays voisins. La plainte mena à une enquête policière qui confirma les faits et traduit Nestlé en justice pour avoir miné la santé publique. Plusieurs autres meurtres ont mystérieusement frappé les travailleurs qui ont déposé des plaintes contre Nestlé. Mais ce genre de pratiques n’est pas le monopole de Nestlé: le dossier de Coca-Cola n’est pas plus reluisant.
Comment réagir?
Difficile de ne pas se sentir
impuissant face à des multinationales qui disposent de budgets aussi
immenses, d’une grande influence politique et qui peuvent
systématiquement se payer les meilleurs avocats pour contrer toute
poursuite. Mais les revenus exorbitants de ces compagnies, qui
maintiennent ces pratiques, ne poussent pas dans les arbres… ils
proviennent de nos poches! Ce sont nous qui leur donnons lorsque, chaque
semaine, nous achetons les centaines de produits qu’ils nous offrent au
supermarché. L’alimentation représente un marché gigantesque: chacun de
nous doit se nourrir pour rester en vie, et ce, à répétition! Nos
visites au supermarché sont régulières et représentent, à la somme, une
grande partie de nos budgets. Il serait donc erroné de croire que
l’impact que chacun de nous a sur cette industrie est minime. Faites
l’exercice, et calculez combien d’argent vous consacrez à l’épicerie par
année. Mieux encore, tentez de remarquer, à votre prochaine visite,
quel pourcentage des produits que vous achetez sont vendus par ces
quelques multinationales: vous pourrez ainsi calculer environ combien
d’argent vous leur donnez. Le résultat risque d’être surprenamment
élevé. Ainsi, même si un seul de nous coupe sa contribution, l’impact
sera de plusieurs milliers de dollars!
Deux obstacles se posent cependant:- Il est difficile d’éviter les produits vendus par cette poignée de compagnies. Ils sont partout, et parfois il peut sembler qu’aucune alternative ne s’offre: si on n’achète pas le produit de Nestlé, alors on achète celui de Kraft ou de Pepsico. Mais des alternatives existent, il suffit de les rechercher. Elles demandent parfois un effort supplémentaire, surtout l’effort de faire un peu de recherche sur la provenance des produits que nous choisissons d’acheter (et sur la compagnie qui les fabrique). Cet effort se voit toutefois récompensé au niveau individuel par la conscience de faire un bon choix, et au niveau collectif par de l’argent investi ailleurs que dans ce système oligopolistique.
- Les marques détenues par ces compagnies font partie de nos vies depuis longtemps, elles sont partout. Nous y sommes habitués, parfois attachés. La publicité nous encourage sans cesse à les acheter. Très souvent, il est très difficile de s’imaginer les bannir toutes de nos vies, tout d’un coup, et de changer entièrement nos habitudes en un tournemain; ça n’est tout simplement pas réaliste.
Mais ces obstacles ne doivent pas nous arrêter! D’abord, il peut être pratique d’imprimer notre grand graphique et de le traîner à l’épicerie pour faire le diagnostic de nos habitudes, mais aussi pour regarder les produits disponibles qui n’appartiennent pas à ces compagnies: on prend ainsi conscience des alternatives possibles. Ensuite, il est possible d’essayer les produits qui s’offrent à nous comme alternatives, peut-être que plusieurs nous plaîront, et que nos habitudes seront ainsi plus faciles à changer. Il peut aussi être profitable de tenter de changer nos habitudes une par une: au fil du temps, notre impact s’agrandira de plus en plus, et nous ne serons pas aussi déstabilisés. Cette façon de faire est du moins plus réaliste qu’un boycott soudain et inflexible, même si celui-ci est idéalement souhaitable.
Informons-nous!
Ne nous laissons pas manipuler
par la publicité, car c’est par l’ignorance que ces compagnies
réussissent à avoir un si grand pouvoir. De fait, si tous étaient au
fait de leurs agissements, leurs profits seraient en baisse constante:
très peu de gens accepteraient d’endosser leurs actions. Une foule
d’informations et d’articles sont disponibles sur internet, qui
n’attendent que d’être recherchés. Pour ceux que ce sujet intéresse,
nous recommendons aussi l’excellent documentaire Food Inc.
qui dresse un portrait très large de l’industrie alimentaire aux
États-Unis (la situation américaine est fortement similaire à la nôtre).
Finalement, n’hésitez pas à
consulter les pages que nous avons créées sur quelques-unes des
compagnies, où nous dressons une liste sommaire (et incomplète) de faits
intéressants sur chacune. Nous y avons inclus ConAgra,
qui ne se trouve pas dans le grand graphique du fait qu’elle est une
moins grosse compagnie. La décision d’y consacrer une page relève de son
bulletin éthique scandaleux: nous vous invitons à consulter sa page pour en juger par vous-mêmes.